Entre accès illimité et perte d’expérience : l’illusion du choix

Lorsque l’on a commencé à regarder des films et des séries sur nos ordinateurs, c’était soit car ils étaient, encore à équipés de lecteurs DVD, soit parce que nous avions obtenu en ligne une copie numérique du média. C’était bien évidemment illégal, cette copie de la propriété intellectuelle ayant été obtenue sans transaction financière. Un basculement s'est opéré peu après le début des années 2000.

En 2007, Netflix, dont l'activité originelle était la location de DVD par correspondance, transforme son offre vers un système d’abonnement et de streaming, par facilité et surement suite à un bon coup de flair sur le marché. Il sera suivi en 2008 par Hulu. L'intérêt pour le·la consommateur·rice ? On pouvait y trouver de tout, de James Bond à Inspecteur Gadget. Et surtout, il n’y avait ni de pubs, ni de films qui nous en faisaient louper un autre, et encore moins des ruptures de stock. Plus besoin non plus d’entasser des boîtes de DVD chez soi. Bref, aucune des contraintes de la télévision et avec en plus un moyen de basculer d’un appareil à un autre et de reprendre la lecture où elle s’était stoppée (là où, avec un fichier piraté, il aurait fallu le transférer, mémoriser le time code et le retrouver au jugé).
Pour les jeux vidéos, Steam a été, en 2003, tout aussi visionnaire que Netflix : une plateforme sur laquelle tous les jeux sont concentrés. Une bibliothèque numérique, sans boîtes, ni CD qui peuvent s'abîmer. Vous payez votre jeu, vous le téléchargez, et si vous changez d’ordinateur, votre progression en jeu vous suit avec.
Cette grande avancée contribuera à mettre des bâtons dans les roues du piratage et à assurer un meilleur suivi des consommateurs. C'est tout l'intérêt trouvé pour ces sociétés comme Netflix ou Hulu à l'époque.

Netflix a même pu même lancer ses propres séries : Orange is the New Black, Sense 8, Stranger Things… autant de productions propres qui, grâce à leur succès critique, se retrouveront ensuite diffusées sur les chaînes de télévision classiques.
Ces séries représentaient une prise de risque, mais elles se débarrassaient de la contrainte d’être diffusé en même temps qu’un film à succès, ce qui pouvait faire baisser son audimat (puisque le spectateur choisit le moment où il regardera le contenu, et non l’inverse). Elles peuvent même, de nos jours, bénéficier du budget alloué à un blockbuster. Netflix a aussi provoqué la démocratisation de l’expérimentation, et la mise en place de productions locales. Netflix et autres Prime Vidéo investissent désormais en France, Espagne, Corée du Sud, Inde…
Steam a aussi pu récompenser les prises de risques, car les développeurs émergents disposaient d’une chance alors inouïe : leurs jeux étaient - et sont toujours - disponibles dans le même magasin (numérique) que de grands titres du jeu vidéo.
Et surtout, ne l’oublions pas : ces contenus sont accessibles n’importe où sur la planète, pour peu que vous ayez une connexion à Internet.
Avec l’arrivée de la 4G et la popularisation des smartphones, les plateformes de streaming se sont multipliées : Disney+, Amazon Prime Vidéo, Apple TV+ ou encore Paramount+ du côté des pure players et BBC iPlayer, HBO Max, ARTEVOD ainsi que, chez nous, RTL Play et RTBF Auvio pour les chaînes de télévision classiques ("puisque les spectateurs ne viennent plus à nous, c’est nous qui irons vers eux").
Cette 4G rend aussi visionnage beaucoup plus contraignant dès qu'on voyage : essayez donc de regarder un contenu français comme TF1+ depuis la Belgique sans utiliser de VPN, vous comprendrez.
Les jeux vidéo ont aussi subi ce changement : certains éditeurs ont lancé leur propres plateformes d’hébergement de jeux comme Ubisoft Launcher, EA, Epic Games Launcher, GOG…
Problème : cette propagation de la mise à disposition du public entraîne deux grosses contraintes : l’augmentation des coûts pour les ayants-droits, et une complexification pour l’utilisateur. Sur quelle plate-forme se trouve le film que j’ai envie de regarder ce soir ? Sur quelle launcher se trouve le jeu auquel nous allons jouer ?
Sans compter les incompatibilités parfois entre les launchers : si tu joues à Astroneer via Steam, mais que je joue via Xbox Launcher, nous n’allons pas pouvoir nous rejoindre en multijoueur.

La pittoresque époque du confinement eut aussi son impact sur la façon de consommer des spectateur·rices. Quand certain·es avaient fini “The Last Of Us” , d’autres pouvaient se vanter d’avoir fini Netflix.
Et s’il y a bien une chose que Netflix ne veut pas, c’est bien que vous ayez vu tout leur catalogue. Pourquoi ? Car vous allez changer de plateforme ! Dans ce cas où un pic de demande dépasse l’offre, il est temps de produire une haute quantité de contenu... et tant pis pour la qualité. Exit l’expérimental et au revoir les productions locales, on a des objectifs chiffrés à viser. Et une fois cette demande comblée, et la pandémie terminée, les joueur·euses, et les spectateur·rices sont retourné·es travailler, sont retourné·es à l’école, lâchant leurs habitudes et laissant les plateformes avec un écart sans précédent entre leurs bénéfices et leurs coûts de production.
C'est le coup classique : l’offre dépasse la demande !
Ce déficit qui fut comblé par… l’arrivée de publicités sur nos plateformes de streaming. Oui, ces mêmes plateformes qui avaient pour but original d’être légèrement plus avantageuses que la télédistribution classique.
En dehors du choix de l’ajout de ces pauses commerciales restait encore celui de la qualité du contenu : finalement, regarde-t-on une série, ou simplement un long film dont les entractes ne consistent qu’à cliquer sur “Épisode suivant” ou “Passer le générique” ?
Aujourd’hui, certains scénaristes reçoivent l’instruction par leurs producteurs d’écrire des séries qui n’ont pas à être regardées, afin que les spectateur·rices puissent faire leurs activités sans risquer de perdre le fil de l’histoire. Car apparemment, selon les commerciaux, vous n’êtes pas capable de faire du repassage tout en regardant un épisode de Russian Doll. Il y a, grosso modo aujourd’hui, il y a des personnes qui écrivent des séries destinées à des gens qui ne regardent pas la série.
Petit aparté pour signalé que cette tendance existe également dans l’univers musical, où les producteurs conseillent aux musiciens de composer des morceaux assez courts, afin qu’ils soient diffusables rapidement et puissent même être réutilisés assez vite dans d’autres médias. (TikTok, Shazam, Reels Instagram, Youtube Shorts...).

Chez les consommateurs, cela se traduit par une perte d’engagement sur le long terme. D’où l’arrivée du binge-watching : avec l’accès immédiat à des saisons entières, les spectateurs consomment tout en quelques jours. Une série peut exploser en popularité durant une semaine et disparaître aussitôt.
Les hébergeurs encouragent donc le formatage du contenu pour en optimiser la consommation rapide.
C’est aussi le retour des “zappeurs”, beaucoup de spectateur·rices commencent une série mais ne la termineront jamais. D’autres, à l’inverse, regardent des séries en accéléré, altérant ainsi le processus créatif des auteur·rices, et donc leur expérience.
Les plateformes se servent de tous ces chiffres afin de décider quelles séries auront droit à leurs suites. En effet, ce n’est plus le succès critique qui donne de la valeur à une œuvre, mais bien la quantité de personnes ayant vu le contenu, ainsi que les placements de publicités inclus (plus une série est populaire, plus elle aura de longues pauses-publicités).
Retour donc à la philosophie de production classique, malgré un bond en avant pour l’accessibilité des spectateurs.

La problématique se télescope avec celles des gamer·euses : "faisons-leur des jeux dans lesquels ils ne doivent pas se concentrer, augmentons le temps de jeu en faisant des boss trop longs et des centaines d’objets à récolter, tout ce que le joueur fera à la manière d’une corvée, et ironiquement, peut-être même en regardant une série sur le côté" se disent probablement nombre de producteur·rices.
Loin de l’argument pécuniaire, c’est surtout la perte d’une expérience qui est à déplorer. De vrais rires uniques, et non pré-enregistrés, à chaque visionnage de comédie. De vrais frissons lorsque apparaît un monstre détaillé sur un écran de 10 mètres de diagonale, d'intenses vibrations lorsqu'on entend la tempête de sable, les bruits de la forêt, le moteur d’un véhicule… Et surtout, l’absence de distractions externes (pas de bip de machine à laver, pas de chat, et idéalement s’il vous plaît pas de smartphone).
Même s’il est difficile à l’heure actuelle de se dégager du temps pour ce genre de visionnage actif, nous devons tenter d'éviter d’entrer dans une culture de la "création et consommation rapide", où tout est rapidement accessible, mais parfois tout aussi rapidement oublié. Ce qui devrait être rapide et de courte durée, c’est le temps qu’on met à faire nos tâches ménagères et notre paperasse, plutôt que notre capacité à apprécier un contenu.
Mais pour éviter de sauter à des conclusions rapides du type “c’était mieux avant” (non, ce ne l’était pas), peut-être faut-il se rappeler quel la problématique d’avoir à cocher des cases lors de la création de contenu afin de maximiser les profits a toujours existé, ce n’était juste pas les mêmes qu’à l’heure actuelle. Et malgré tout, cocher toute la liste des objectifs de production ne garantit pas le succès, financier ou critique, d’une œuvre finale.
Oui, l’art sous toute forme est considéré par beaucoup comme une marchandise dont l’accessibilité nécessite des moyens coûteux.
Mais en tant que consommateur·rices, nous sommes les gouttes d’eau qui pèsent dans les choix des investisseur·euses, des organisateur·rices, des producteur·rices, car nous, nous investissons notre temps, notre argent et même notre énergie, lorsque nous arrivons à plonger dans les œuvres rendues accessibles grâce aux avancées de notre époque.
C’est indéniable : vous n’aurez pas le temps de voir tous les films. Vous n’aurez pas le temps de jouer à tous les jeux.
Alors prenez le temps de consommer ce que vous appréciez, prenez le temps de connaître et de ressentir ce que vous aimez et ce pourquoi vous l’aimez, soyez curieux·euse afin de varier ce que vous offrez à votre esprit.
Multipliez les expériences, plutôt que de les additionner à la pelle. Variez les recettes, et évitez au mieux de tomber dans le gavage.
Et, à l’instar des plateformes qui vous envoient vers une autre série après visionnage, vers un autre jeu après un achat, gardez à l’esprit qu’à la fin de cette lecture, cela ne reste rien d'autre que des suggestions.
Et n'oubliez pas que face à cette consommation effrénée, le cinéma reste un refuge : un lieu où l’on savoure un film sans distractions, plongé dans une véritable expérience sensorielle. À l’image de l’Espace jeu vidéo, où l’ambiance calfeutrée et les conseils des animateur·ice·s permettent une découverte attentive de jeux de qualité, la salle de cinéma invite à ralentir, à s’immerger pleinement. Dans un monde du tout, tout de suite, ces espaces rappellent que prendre le temps change tout.
Axel
Animateur à l'Espace jeu vidéo