Présenté en sélection à la Semaine de la Critique du Festival de Cannes 2025, Kika met en scène une jeune assistante sociale qui voit sa vie bouleversée lorsque son compagnon décède alors qu'elle est enceinte. La réalisatrice Alexe Poukine, qui réalise ici son premier long métrage de fiction, est venue en parler au Quai10 pour l'avant-première.

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- Alexe Poukine, bonjour !

- Bonjour.

- Bienvenue au Quai10 où vous venez deux fois, présenter deux films. D'un côté Sauve qui peut, mais également Kika. Un film dont on a beaucoup parlé au Festival de Cannes. C'est votre premier long métrage de fiction. Comment s'est opéré le glissement artistique du documentaire, d'où vous venez, vers cette nouvelle forme de narration ?

- Ça s'est très bien opéré, très naturellement. Pour moi, il n'y avait pas énormément de différences car mes documentaires sont très écrits. Kika l'est également. Ce qui a changé, c'est que là, je n'avais pas affaire avec la réalité. Je pouvais la transformer pratiquement comme je voulais. Je n'avais pas les mêmes problèmes de déontologie - même s'il existe des enjeux déontologiques en fiction. Mais je dois dire que c'était assez facile.

- Vous dites que vos documentaires sont très écrits. Est-ce cette rigueur qui vous a aidé à construire la dramaturgie pour Kika ?

- Ce n'est pas tout à fait la même utilisation de la rigueur. J'écris mes documentaires seule, avec parfois des consultations, mais Kika, je l'ai écris trois ans toute seule plus une année supplémentaire, très fertile par ailleurs, avec Thomas van Zuylen. Je ne sais pas si c'est juste une question de rigueur car je suis également moi-même quelqu'un qui a beaucoup d'imagination, il y a un espèce de profusion comme ça. Moi, je lâche les moutons et Thomas lâche les chiens, qui ramènent les moutons, etc. C'est comme une structure dans laquelle Thomas élague.

- Le documentaire Sauve qui peut questionne la bienveillance et l'empathie dans un système oppressif. Dans Kika, c'est une femme qui est confrontée à la précarité et à des choix radicaux. Est-ce que ces deux films dialoguent entre eux ?

- Oui, et le fait est que je les ai écrit en même temps. Il y a pour moi, déjà, toute la question de la violence institutionnelle. Kika est assistante sociale. Elle essaie de faire du bien au gens avec des bouts de ficelles. Et comme dans Sauve qui peut, il y a une espèce d'injonction des institutions à l'empathie, la bienveillance, à faire au mieux, alors que ces institutions, par ailleurs, ne donnent pas aux gens les moyens à faire au mieux. J'ai l'impression que Kika est vraiment au centre de cette espèce de contradiction, et que si elle va vers des chemins un peu moins orthodoxes c'est aussi, je pense, pour se soulager de ça. Au-delà de ça, j'ai l'impression que les deux films explorent vraiment le nœud entre la souffrance individuelle, enfin, notre propre souffrance, et puis celle des autres. Ils questionnent ce qu'on en fait, et notre capacité à aider les autres quand soi-même, on ne va pas très bien.

Films

  • Kika

    Maman solo, fauchée et le cœur en bouillie, Kika décide de ne pas se laisser abattre. De façon inattendue, elle découvre un boulot franchement mieux payé que son travail d’assistante sociale : faire mal aux gens… avec leur…

    Genre
    Drame
    Durée
    1H48
    Kika
  • Sauve qui peut

    À l’hôpital, soignants et soignantes interrogent leur pratique lors d’ateliers de simulation avec des comédiens. Pour annoncer un cancer ou accompagner ses proches, l’empathie avec le patient se travaille. Mais l’idéal relationnel…

    Genre
    Documentaire
    Durée
    1H39
    Sauve qui peut

- Kika est née d'une expérience personnelle. Vous avez en tout cas amené des éléments personnels dans l'écriture de ce personnage. Est-ce un prolongement de votre vécu ?

- Oui mais très fictionnalisé (rires). Très, très fictionnalisé. Au départ, j'ai fait un moyen métrage qui s'appelle Palma et dans lequel je joue mon propre rôle. J'y raconte l'histoire d'une mère qui est dans une situation assez précaire, qui est seule avec sa fille. Je rejoue quelque chose que j'avais déjà joué lors d'un week-end catastrophique à Majorque. À cette époque-là de ma vie, après avoir vendu à peu près tout ce que j'avais, je me suis dit, bah, pfff, le seul truc qui me reste encore et que j'ai pas vendu, c'est mon corps. Et s'est posé la question de ce que je serais capable de faire à 35 ans, quel service sexuel serais-je capable de vendre... Dans le même temps, j'avais un ami qui était assez dominateur et du coup je me suis dit, oui, peut-être que taper les gens, ça, je pourrais le faire. Et heureusement pour moi, à ce moment-là, il y a le financement de mon documentaire Sans frapper qui est arrivé. Donc je n'ai pas eu besoin de répondre à ces questions. Mais j'avoue que... m'être posée la question, alors que avant ça, ça avait été une piste absolument inenvisageable, ça m'a suffisamment travaillé pour que je me dise, ah oui, bah voilà, si je... j'étais enceinte à ce moment-là, si mon compagnon mourait et que je me retrouverais seule, mais cette fois-ci, avec deux enfants, est-ce que je serais capable de suivre cette piste ? Et donc, le scénario est né de ça.

- Votre récit comporte de nombreuses touches d'humour qui dédramatisent des situations qui pourraient être assez graves dans la vie. Comment avez-vous atteint cet équilibre entre brutalité et humanité ?

- Je voulais que ce soit à la fois un film drôle, un peu... oui, vivant... je voulais en fait trouver un ton assez particulier, et j'ai l'impression... enfin, moi en tout cas, je suis contente de ça, que j'ai réussi. Les comédiens aussi, c'était un enjeu énorme. Je pense que le film doit énormément à ses comédiennes et ses comédiens. Je voulais que ce soit un film où on s'attache vraiment aux personnages, et en même temps que ce soit un film où l'on puisse rire de situations qui ne sont pas forcément très drôles quand y pense tout de suite.

- Puisque vous évoquez les comédiennes et comédiens, parlons de Manon Clavel dans le rôle principal. Vous avez mis près de deux ans pour trouver la personne qui incarnerait cette Kika. Qu'est-ce qui, dans sa personnalité, dans son son jeu, a été un déclic chez vous ?

- En effet, je l'ai beaucoup cherchée. J'ai hésité à jouer moi-même le rôle, parce qu'il y avait un truc dans le sens de l'humour, dans la façon de prendre la vie un peu comme ça, de biais, qui me ressemblait beaucoup. Et j'avais peur de ne pas réussir à le faire comprendre, ce sens de l'humour un peu particulier, à une comédienne. Et puis aussi, je pense que j'avais aussi peur de demander à quelqu'un d'autre de se mettre en position un petit peu olé olé. Enfin, il fallait aussi quelqu'un qui soit extrêmement gentil, quelqu'un qui soit très solaire, pour qu'on puisse la suivre, même dans des situations où on se dit "Wow ! Est-ce qu'elle va vraiment aller jusque-là ?". Et quand Youna de Peretti, qui a fait casting en France, m'a proposé Manon Clavel, je me suis dit "Ah, elle est trop jeune". Je cherchais quelqu'un qui avait plutôt 40 ans, et puis surtout elle était trop belle. Bon finalement on l'a énormément enlaidie... Mais ça a été un espèce d'évidence. Je l'ai vu en essai et j'ai su que ce serait elle. C'était comme tomber en amour.


- Kika présente une une réalité crue qui est exposée par des petits détails, notamment la vente de culottes usagées et d'autres exemples. Comment avez-vous essayé de travailler ce réalisme social qu'on prêterait peut-être aux frères Dardenne ?

- J'ai fait énormément d'entretiens avec plein de gens très différents pour l'écriture du scénario. À la fois des travailleurs sociaux, des travailleurs du sexe, etc. Et puis des femmes qui avaient été dans une grande précarité, des mères célibataires... C'est un travail très documenté, même si parfois je prends quelques libertés avec la fiction, mais c'est un travail très documenté. Je viens moi-même du documentaire. Mais je voulais aussi aller ailleurs. Par exemple le film commence clairement comme une comédie romantique, parce que je trouve que on a tendance, trop souvent, à mettre dans des cases les gens qui vivent dans une situation de précarité, comme s'ils pouvaient pas aussi avoir de grandes histoires d'amour, comme s'ils pouvaient pas aussi être très conscients de ce qu'ils sont. Je ne parle pas des frères Dardenne, mais c'est vrai que quand on vit en Belgique et qu'on fait des films, on peut-être tendance à aller vers le style des frères Dardenne. Je voulais tuer le père, enfin plutôt les frères (rires). Bien sûr que je ne souhaite pas les tuer, je les aime beaucoup. Mais il y a quand même quelque chose propre aux frères Dardenne. Ils ont quand même inventé quelque chose, ils ont un style très personnel, très fort, une méthodologie très forte, on ne peut pas en faire l'impasse. Mais mon film commence comme ça, comme un film social, et puis s'en extirpe complètement, je crois. Et puis il y avait des détails croustillants que j'avais du mal, en tant que scénariste, à éviter. Par exemple, les petites culottes sales, c'est une copine qui m'a raconté ça. Et je me suis dis "ah mon dieu, oui, il faut que ce soit dans le film !".

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- Le film a été présenté en sélection de la Semaine de la Critique à Cannes avec un accueil assez remarqué. Comment, à titre personnel et professionnel, avez-vous vécu ce moment en titre professionnel ? Qu'est-ce que ça vous ouvre comme champs du possible pour votre futur de cinéaste ?

Bien sûr, ça fait très, très plaisir. Je mentirais en disant le contraire ! J'étais hyper heureuse et surprise de cette sélection. J'étais très surprise aussi de l'accueil assez positif de la presse et du public. Bon après les gens qui n'aiment pas, en général, ils ne viennent pas vous le dire. Je pensais que le film allait être beaucoup plus clivant. Il l'est bien sûr : il y a des gens qui adorent vraiment et qui m'ont écrit pour me dire que ça leur avait énormément parlé. Énormément de femmes, mais d'hommes aussi. J'étais surprise que ça leur avait touché quelque part, que ça avait raisonné avec des aspects très profonds de leur vie. Et puis, il y a des gens qui détestent, mais qui détestent à un point tel qu'ils ne peuvent pas voir le film. Et je le savais en le faisant que ça allait être un film clivant. Donc ça je suis assez contente. Après, Cannes... Il faut pas se leurrer : il y a plein de films incroyables, magnifiques, qui ne vont pas à Cannes, qui ne vont parfois même pas du tout dans les grands festivals, qui ratent tous les festivals sans qu'on ne comprenne pourquoi. Et puis, dans le même temps, il y a des films très mauvais qui vont à Cannes. Donc j'ai eu l'impression de gagner au Lotto. Voilà, j'ai gagné au Lotto, c'est chouette. Comme dans la pub, j'ai joué et j'ai gagné. Bizarrement, alors que je le sais très bien et que je déteste dire ça parce que la légitimité, ça doit pas venir d'extérieur, mais j'ai quand même un sentiment de repos. J'ai énormément travaillé ces dernières années, et là, j'ai eu énormément de chance, et je ressens quand même un truc de soulagement. C'est aussi, parce que, je sais que mon prochain film sera, j'espère, plus facile à financer. Même si pour Kika, en Belgique, ça été très facile à financer. Ça vient aussi une forme de peur, celle que plus personne ne me dise que mon scénario est pourri. Donc, j'espère juste que, que si mon prochain scénario est pourri, la Fédération Wallonie-Bruxelles saura me le dire.

- Merci Alexe Poukine !

- Merci à vous.

Entretien mené par Sébastien Capette, responsable de la communication

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